Avant l'hiver
C’est un carnet rouge, pas bien grand, il tient dans la poche d’un pantalon. Un carnet avec des spirales, le modèle courant qu’on peut trouver dans n’importe quel magasin.
Ce carnet, Hugo enrage de l’avoir perdu. Il l’avait pourtant bien dans sa poche en sortant de la maison familiale et ne l’avait plus en arrivant chez Louise, sa copine. Un simple trajet à pied, à peine deux kilomètres en traversant deux rues principales, un parc, quelques rues secondaires puis pour finir un chemin à travers un petit bois en guise de raccourci avant d’arriver à la maisonnette où vit Louise.
Hugo voulait simplement lui présenter ce carnet qu’il tenait de son père, Gérard. Car son père écrivait, il écrivait beaucoup, même, au point qu’on puisse spontanément dire de lui qu’il était écrivain. Et des romans à succès, il en avait eu et pas qu’un seul. Ne restait que ce dernier roman Avant l’hiver, resté inachevé.
La maladie fut rapide, foudroyante. Ce livre devait être un sérieux prétendant aux concours littéraires de la rentrée de septembre, mais il n’en fut rien : maladie diagnostiquée en janvier ; en mars, tout s’arrêta. Toujours ce même mal qui détraque l’horloge de la vie et qui a balayé tant et tant d’êtres, laissant le voile noir du deuil se poser, froidement, sur l’âme des proches.
Déjà un an et demi qu’il était parti...
— Ce carnet, ce sont les pages manquantes d’Avant l’hiver, j’en suis sûr ! C’est fou ça, je fais un peu de rangement, je fais une découverte super importante pour l’œuvre de papa et même pas un jour après, je l’ai déjà perdue ! s’exclama nerveusement Hugo devant Louise.
— Je ne sais pas trop quoi te dire... Déjà que l’écriture de ton père était à la base pire que celle d’un médecin ; alors avec les médicaments, la maladie et tout, on n’aurait peut-être jamais pu décrypter ce qu’il y avait sur ce carnet, penses-y... Il était quand même le seul à pouvoir se relire et à se comprendre ! Si ça se trouve, c’était peut-être des idées pour un autre livre ?
Louise s’efforçait d’atténuer le problème et de faire preuve de tact, ce qui n’est pourtant pas son point fort habituellement. Cependant, Hugo rageait dans son coin.
— Non, non, j’en suis sûr, j’avais reconnu le nom du personnage principal, Alain et aussi de Tanguy, un autre personnage ! Avec un peu de temps, ça aurait été possible à déchiffrer, voilà tout ! Et puis vu son état, mon père voulait juste finir ce livre, pas le temps d’en écrire un autre ! Pff, que je suis con, j’aurais dû tout scanner sans plus attendre ! Ou tout photographier ! Maintenant, le carnet est perdu, tout est foutu ! Par ma faute, merde !
— Tu sais très bien que ça ne sert à rien de t’énerver comme ça, ça ne fera pas revenir le carnet ! s’emporta Louise, d’un ton beaucoup plus sec et cassant.
— Je sais, je sais... grommela Hugo. Quatre fois déjà que j’ai refait mon parcours à pied en scrutant partout et aucune trace du carnet, ça me dépasse ! Mon père voulait tellement le sortir, ce bouquin !
Hugo s’assit d’un coup, comme pris d’un surplus d’émotions.
— Tu te surmènes trop avec ça, va te reposer un peu. Tiens, il y a la nouvelle saison de ta série préférée qui a commencé hier sur Netflix. Va la regarder, ça te changera les idées !
Louise se sentait impuissante face au désarroi de Hugo. Elle aurait voulu l’aider, elle avait déjà refait le chemin avec lui, sans résultat.
Hugo s’était affalé dans un fauteuil, le regard pris dans les filets d’une série quelconque. Louise lui signala qu’elle allait faire deux ou trois courses. il acquiesça mollement puis se retourna.
— Tu peux m’acheter des clopes, au passage ? demanda-t-il.
— J’essaierai d’y penser ! Au cas où ça t’intéresserait, il y a de la vaisselle sale dans l’évier, ça te changera les idées de t’en occuper ! Et n’oublie pas non plus de préparer les légumes pour la soupe !
Elle referma la porte et sortit avec l’idée d’aller faire quelques courses, oui, mais à pied et pas au petit Carrefour d’à côté, mais au Leclerc du quartier des Bouillons, pas loin de la maison familiale d’Hugo. « Une nouvelle tentative ne fera pas de mal, après tout... » se disait-elle.
Elle traversa le bois lentement, scrutant le sol, les racines noueuses des arbres, les fougères et les ronces entremêlées dans un chaos bien précis dont la nature a le secret. Le chemin était boueux par endroits, il fallait s’en écarter pour ne pas se salir. Et si c’était en s’écartant du chemin que le carnet était tombé ? Il serait au pied d’un fourré ? À l’ombre d’une feuille ? Prisonnier de ces orties touffues ? Il fallait ouvrir l’œil.
L’automne avait déjà bien avancé son travail : du jaunissement des feuilles des arbres à leur rougissement, leur chute, leur dessèchement ; tout ce que le printemps et l’été avaient patiemment mis en place, l’automne le démontait jusqu’au dénuement complet de l’hiver. La pluie récente avait chargé l’air de l’odeur de l’humus et des feuilles mortes. « Avec cette pluie, le carnet risque de ne pas être dans un bel état », se disait-elle. L’encre tiendrait-elle ? Le contenu sera sans doute vite illisible, surtout si d’autres pluies arrivent dans les jours à venir.
Bizarre tout de même qu’ils n’aient rien trouvé. Quelqu’un l’aurait ramassé ? Elle-même se disait qu’elle ne voudrait pas toucher un objet traînant par terre, que ce soit un carnet ou autre chose. Elle a beau être dans un bois, la proximité de la ville se fait sentir et notamment la pollution et l’incivilité des gens qui jettent tout et n’importe quoi. « Un carnet trempé au rebord d’un chemin ou d’une rue, -Beurk !, je ne mettrais jamais ma main sur un truc pareil ! », se répétait-elle. La portion de bois n’était pas très longue, elle arrivait déjà à proximité des faubourgs de la ville.
Rien dans la rue des Meuniers. Rien dans l’allée des Grives. Rien dans les rues suivantes non plus. Des détritus de-ci de-là sur le trottoir, mais pas de carnet. Rien. Passage par le petit parc. Peut-être qu’en y flânant, Hugo se serait assis sur l’un des bancs, facilitant ainsi la chute du carnet de sa poche. Le vent se leva à l’orée du parc et poussait d’un crissement sourd de lourdes feuilles de platane amassées sur le sol. Son attention s’était abaissée, elle était pensive et décida de s’asseoir un peu sur un banc.
Soleil, nuages lourds de pluie et ciel bleu s’entremêlaient rapidement dans le ciel. Un temps à averses. Rien de bon pour le carnet.
Le bleu de ses yeux laissait transparaître une profonde lassitude. Ce n’était pas le fait d’un seul événement, de cette histoire de carnet perdu : c’était plutôt un ensemble, une accumulation d’occasions ratées, d’échecs patents, de demi-réussites, de petits riens et de grandes choses. Ce découragement, Louise le sentait en elle. Sa vie sentimentale chaotique (« un joyeux bordel », comme elle aimait la présenter en plaisantant à ses amies) semblait cependant trouver un peu d’éclat avec sa rencontre avec Hugo. Ses études inachevées s’articulaient souvent autour d’un « Pas faite pour ça » en guise de conclusion. Quant à ses parents, ce n’était guère mieux : en pleine crise de couple, l’un et l’autre trouvaient en Louise une oreille à qui conter ses malheurs et tous les reproches qu’ils puissent faire à leur ex-conjoint.
Dans ce fatras, elle aurait aimé y voir un peu plus de brillant, d’espoir et de cette énergie positive qui donne de l’allant. Elle se trouvait trop jeune pour rester engluée dans cette atmosphère d’échecs et de doutes. Elle se verrait bien partir six mois ou un an en Australie pour y travailler. Ou bien au Canada. Ou alors aux États-Unis ? Elle se débrouillait bien en anglais, voire même très bien : ça ouvre des horizons de parler une autre langue !
Mais Hugo dans tout ça ? Elle éprouve clairement des sentiments pour lui, son cœur ne lui mentait pas sur ce point. Cependant, cette relation si jeune risquerait de pâtir d’un si long séjour à l’étranger. Elle lui a demandé auparavant s’il voulait la suivre dans une telle aventure, mais il paraissait réticent. Il faut dire qu’il a tout l’héritage de son père à faire vivre : les rééditions de livres, les interviews, la gestion des droits d’auteur, etc.
Deux chemins de vie différents...
Comment faire lorsque l’amour décide d’assembler de force ces deux chemins ? Louise a du tempérament, elle sait qu’elle ne pourra pas patienter éternellement.
Le vent s’amplifiait, balançant ses cheveux devant ses yeux. Elle replaça ces quelques mèches folles derrière son oreille. Ce vent regroupait de plus grandes quantités de feuilles mortes à présent : celles qui tombaient des arbres s’ajoutaient à celles déjà au sol.
Un détail la fit sortir de ses pensées : une forme rouge émergeait d’un tas de feuilles en mouvement un peu plus loin. Et si c’était le carnet, ce qu’elle aperçoit ? Le mieux est d’aller vérifier, on ne sait jamais. Elle chassa du pied quelques feuilles qui recouvraient partiellement cette forme rouge : ce n’était qu’un prospectus pour un service de maintenance automobile.
— Je perds mon temps, je ferais mieux de continuer ma route ! se dit-elle, les pieds nageant dans ce gros tas de feuilles.
Prise d’un instinct joueur, elle décida de marcher dans les feuilles en les charriant avec les pieds. Outre le bruit agréable et les odeurs de feuilles mortes, ça égayait un peu sa journée. Et il y en avait sur plusieurs mètres, des amas de feuilles comme ça. De nouveau des « découvertes » apparaissaient progressivement : de nouveau un prospectus, puis un emballage de barre chocolatée. « Ce que les gens sont sales, il y a des poubelles partout dans le parc ! » pensa-t-elle. Un peu plus loin, encore un emballage en plastique puis une petite feuille en papier visiblement arrachée à un petit cahier à spirales avec des lignes d’écriture difformes dessus... Et si c’était ?...
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